Un musée de collectionneurs
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Né en 1907 à Guebwiller dans le Haut-Rhin, Pierre Lévy est affecté à Troyes en 1927 pour y effectuer son service militaire. Il y fait la connaissance de Denise Lièvre qu’il épouse un an plus tard. Directeur avisé de l’entreprise de textile de son beau-père, il en fait le point de départ de la construction d’un empire industriel placé sous le nom de Devanlay-Recoing. Porté notamment par la marque Lacoste, ce dernier devient, après-guerre, le leader de la bonneterie européenne.
Pierre Lévy nourrit une passion pour l’art qu’il pratique d’ailleurs lui-même à travers dessins et caricatures. Venant d’une famille baignée dans l’art, la littérature et la musique, Denise dessine également et prend des cours avec l’artiste Maurice Marinot. Leur rencontre avec le peintre et maître verrier troyen, en 1937, est le point de départ de la constitution de leur collection avec l’achat de leurs premières œuvres.
La volonté de constituer une collection s’affirme au cours de la Seconde Guerre mondiale. Réfugiés dès 1941 à Valençay, en Touraine, ils côtoient alors le conservateur Gérald van der Kemp en charge d’une partie des trésors des musées nationaux évacués. Par son intermédiaire, le couple entre en contact avec des artistes comme le sculpteur hongrois Joseph Csaky. Reconnaissant « que ne penser qu’à gagner de l’argent n’est pas amusant, il faut chercher autre chose », Pierre Lévy va, avec sa femme, constituer ainsi une vaste collection, sur près d’un quart de siècle.
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En 1976, ils font une donation à l’État de près de deux mille œuvres, l’une des plus importantes faites aux musées nationaux depuis la Seconde Guerre mondiale, à la condition que celles-ci soient exposées dans un lieu spécifique à Troyes. Elle est complétée en 1988 par une donation de neuf chefs-d’œuvre de Raoul Dufy, Chaïm Soutine ou encore Pierre Bonnard. Ainsi naît, en 1982, dans l’ancien évêché, le musée d’Art moderne de Troyes.
Les collections nationales Pierre et Denise Lévy sont le reflet de rencontres déterminantes. En 1937, ils se lient d’amitié avec le Troyen Maurice Marinot qui se plaît à dessiner sur le vif chaque événement et membre de la famille. Le musée d’Art moderne de Troyes conserve ainsi plusieurs centaines de dessins, à l’aquarelle ou au crayon, captant les instants de leur vie quotidienne. À ses côtés, Pierre et Denise Lévy s’adonnent parfois au dessin et à la peinture. Martine, l’une de leurs cinq enfants, devenue artiste, apprend avec lui l’art du trait. Par l’intermédiaire du marchand d’art extra-occidental Ernest Ascher, le couple rencontre, dans le courant des années 1930, l’artiste André Derain avec dont ils deviennent proches.
Le fonds Derain du musée d’Art moderne est ainsi l’un des plus importants au monde et couvre les différentes périodes et techniques de cet artiste touche-à-tout. Tout comme Maurice Marinot, il a conseillé les Lévy, se rendant avec eux dans les galeries et les ventes publiques mais aussi directement dans les ateliers des artistes, pour l’enrichissement de leur collection. Cette dernière reflète ainsi les goûts partagés du couple troyen avec ces artistes.
La collection ainsi constituée repose moins sur une vision encyclopédique que sur la notion de sensibilité. De l’aveu même de Pierre Lévy dans ses mémoires : « Ma simple ambition, c’est que le visiteur comprenne bien qu’une collection se fait avec le cœur ». L’esprit ouvert, leurs centres d’intérêt s’étendent de l’art extra-occidental à celui de leurs contemporains, de la seconde moitié du 19e siècle au milieu du 20e siècle. La question de la modernité dans l’art est un fil rouge, en filigrane chez la majeure partie des artistes collectionnés. L’indépendance d’esprit des Lévy à l’égard des modes dominantes du goût les fit s’intéresser à Balthus vers 1960 alors que triomphe l’abstraction, mais aussi à des artistes un peu moins connus comme le sculpteur Marcel Gimond.
La collection Pierre et Denise Lévy nous fait découvrir encore aujourd’hui qu’un choix d’œuvres est avant tout une histoire de passion, d’amour de l’art.
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