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Entre avant-gardes et retours à la «tradition»

Le parcours se poursuit avec les avant-gardistes des années 1920.

Collection

Musée d’Art moderneCollections nationales Pierre et Denise Lévy

Paris, Ville Lumière

A l’orée du 20e siècle, la Ville Lumière rayonne grâce aux riches collections du Louvre, aux expositions universelles ou encore aux écoles d’art. Dans l’atelier de Gustave Moreau se rencontrent les futurs Fauves, notamment Albert Marquet. Son adhésion au fauvisme n'implique pas nécessairement l'adoption de couleurs violentes. Elle est plutôt dans la liberté de la facture ou dans le non-conformisme de la composition. La Seine est un de ses motifs récurrents. Albert Marquet n'a cessé de l'avoir sous les yeux depuis ses ateliers successifs. Plus largement, il est fasciné par l'eau qu’il peint au gré de ses voyages qui le mènent jusque dans le Nord de l'Europe, d’où il rapporte le Port d’Hambourg

Paris attire également nombre d’artistes étrangers, séduits par l’esprit de liberté qui y règne. Dans une atmosphère cosmopolite, se mêlent des poètes comme Guillaume Apollinaire mais aussi des peintres comme l’Espagnol Pablo Picasso ou encore l’Italien Amedeo Modigliani. Ces avant-gardistes seront regroupés dans les années 1920 sous l’étiquette d’ « École de Paris » par le critique d’art André Warnod. 

Parmi les hauts lieux de ce bouillonnement culturel de la capitale, on compte Montmartre avec sa célèbre cité d’artistes, le « Bateau-Lavoir », où réside Pablo Picasso entre 1904 et 1909. Le Fou, bronze de 1905, nous montre Max Jacob, le poète à l’origine du nom même de « Bateau-Lavoir », portant un bonnet de fou. Cette œuvre a probablement été réalisée après une soirée au cirque parisien Medrano que Picasso fréquentait assidûment. Kees van Dongen représente également les mondaines et les fêtes parisiennes, notamment les célèbres soirées du Moulin Rouge dans son œuvre Le Moulin de la Galette.  

Les arts extra-occidentaux et l’art moderne

En ce début de 20e siècle, les avant-gardes cherchent un moyen de s’affranchir de la tradition occidentale, à la manière de Gauguin parti en Océanie à la recherche « du sauvage, du primitif ». Alors que la mode pour les estampes japonaises s’estompe, leur intérêt se porte vers les « arts premiers ». Au cours du 19e siècle, la Grande-Bretagne et la France conquièrent de vastes empires coloniaux en Afrique, en Asie et en Océanie. Des musées d'ethnographie en font découvrir les œuvres, comme celui du Trocadéro dès 1895. 

Cet intérêt pour les arts des peuples dits « primitifs », appelé « Primitivisme », a pour capitale Paris et sa bohème artistique. Maurice de Vlaminck est sûrement l’un des premiers à avoir, vers 1900, collectionné de l’art africain trouvé à bas prix dans les brocantes, suivi par Pablo Picasso ou encore André Derain, qui acquiert notamment le Suivant de l’Oba. Mais peu se sont rendus en Afrique subsaharienne ou en Océanie.

Cet art extra-occidental, mais plus largement l’art jugé « archaïque », comme les formes stylisées égyptiennes ou byzantines, aussi bien que l’art populaire, vont profondément contribuer à renouveler la production artistique du 20e siècle. Les artistes y trouvent des canons éloignés des idéaux de l’art occidental, une plus grande expressivité, une simplicité formelle éloignée de l’illusionnisme réaliste. Contrairement aux ethnologues, seul le sentiment esthétique guide leur regard. Leur appropriation se révèle très libre. Le portrait de Jeanne Hébuterne par Amedeo Modigliani dégage une grande puissance mélancolique par ses formes allongées reprises des sculptures africaines, ses yeux en amande placés de manière asymétrique, son regard vide qui semble renvoyer à la profondeur de l’âme. 

La découverte de l’art africain par Amedeo Modigliani doit beaucoup à Paul Guillaume. Avec Félix Fénéon et Roger Bédiat, ce marchand d’art a collectionné des pièces d’art extra-occidental dès le début du 20e siècle. Des objets usuels utilisés pour les cérémonies ou les cultes deviennent sous le regard européen des œuvres d’art. Issue de l’achat de pièces de ces prestigieuses collections, la collection Lévy nous fait partager cette fascination, toute européenne, pour les arts extra-occidentaux. De leur dialogue avec l’art des avant-gardes naîtra notamment le Cubisme. 

Le cubisme

Né au tournant du 20e siècle, le Cubisme s’est nourri de l’art extra-occidental mais aussi et surtout des expérimentations de Paul Cézanne (1839-1906). Qualifié souvent de père de l’art moderne, il montra la voie révolutionnaire menant vers la représentation simultanée de différents points de vue. Pierre Lévy commença d’ailleurs sa collection par l’achat d’un de ses paysages: “C’est ce tableau qui m’a donné envie de devenir collectionneur. J’avais ce jour-là une espèce de fièvre en emportant sous mon bras cette petite toile”.  

« Il faut traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d'un objet, d'un plan, se dirige vers un point central », tel est le conseil qu’il donnait dans une lettre à un jeune peintre. Traitement des volumes en deux dimensions, rejet de la perspective linéaire et géométrisation des formes, tels sont les préceptes cézanniens. Pourtant, son influence ne se fit réellement sentir qu’aux lendemains de sa mort, à la suite d’une grande rétrospective au Salon d’automne en 1907. 

Parmi les thèmes favoris de Cézanne figure la nature morte qu’il s’est employé à réinventer, en y développant ses principes picturaux novateurs. Renonçant dès 1907 aux violences colorées du fauvisme, André Derain se tourne vers une manière brune, se référant à Cézanne, sans pour autant couper les ponts avec l’ordre figuratif. 

De nombreux peintres suivent également la leçon de Cézanne, comme Simon Lévy ou encore Henri Hayden. C’est la découverte de l’art cézannien en 1912 qui mène ce dernier jusqu'au Cubisme dont témoigne sa Nature morte avec personnage de 1913. Dans sa Nature morte cubiste de 1918, le peintre sélectionne uniquement les facettes essentielles de l’objet déconstruit. À l’influence de Cézanne se mêle celle de son ami Juan Gris mais aussi celle de Picasso, figure tutélaire du Cubisme avec Georges Braque. 

Le Cubisme à l’aune de Pablo Picasso et Georges Braque

La leçon de Cézanne débouche sur la révolution cubiste, progressivement élaborée par Picasso et Braque à partir de la fin de l’année 1906. L’œuvre inaugurale et emblématique de cette révolution reste Les Demoiselles d’Avignon, peintes en 1907 par Picasso (New York, Museum of Modern Art). Si Pierre Lévy admet avoir une certaine réticence envers les décompositions frôlant l’abstraction du Cubisme « analytique » des années 1908-1912, il rassemble un ensemble important d’œuvres marquées par la géométrie colorée du second Cubisme, dit « synthétique ». 

Ce passage d’un Cubisme à l’autre doit beaucoup aux recherches picturales de l’Espagnol Juan Gris. Il en formule dès 1913 une vision personnelle, à la fois conceptuelle et colorée. Son Compotier et verre de 1924 représente des objets emblématiques du Cubisme, en leur donnant une forme reconnaissable dans une composition lisible éloignée de la déconstruction “analytique”. 

Néo-impressionniste de formation, Jean Metzinger se convertit au Cubisme suite à la découverte de l’art cézannien ainsi qu’à sa fréquentation de Picasso et Braque. Il joue un rôle théorique important au sein de la Section d’or, groupe informel qui se réunit à partir de 1912 pour donner des assises conceptuelles au Cubisme. À l’intuitivité de Picasso et Braque devait se substituer une approche plus scientifique, mathématique, non dénuée de mysticisme.  

À l’origine pictural, le Cubisme s’épanouit également dans la sculpture qui cherche à se dégager du modèle naturaliste de Rodin. L’influence extra-occidentale est forte, dont l’écho se retrouve dans le masque acéré de Julio González. La simplification et géométrisation des volumes s’épanouissent dans l'œuvre de Joseph Csaky. Membre de l’École de Paris, il s’installe à Montparnasse où il se lie à Picasso et Braque. L'année 1918 marque le début d’une exploration du Cubisme le menant vers l’abstraction, à la manière de sa Figure abstraite de 1922. Il évolue néanmoins vers des représentations plus naturalistes dès 1928, date de son Nu allongé, qui témoigne de son attachement à la sculpture sur pierre en taille directe. 

Modernité et monumentalité du Cubisme

Les œuvres cubistes ont le plus souvent pour thème la nature morte et sont, généralement, de dimensions modestes. Rien de commun avec les œuvres exposées dans cette salle, dont les sculptures d’Auguste Chabaud. Tout comme Joseph Csaky, il est adepte de la taille directe dans la pierre qui donne à ses œuvres puissance et monumentalité. Celle-ci émane surtout des peintures de grand format de Roger de La Fresnaye dont le musée d’Art moderne possède l’un des plus grands ensembles d’œuvres. Formé à l’Académie Julian, il se rallie à un Cubisme plus marqué par la leçon de Cézanne que par les analyses de Picasso, un Cubisme coloré aux plans fortement architecturés, dont témoigne sa Conquête de l’air en 1913. La géométrisation touche aussi bien les nuages devenus sphériques que les personnages et les maisons. La modernité est au cœur du propos du peintre. Elle est symbolisée par les deux personnages principaux, des ingénieurs, dont les travaux ont rendu possible l’invention de l’avion. Si le Cubisme sert à représenter cette conquête de l’esprit scientifique, il est lui-même le symbole de cette modernité, avec l’utilisation de formes qui rappellent celles des machines. 

Le contraste est saisissant avec son atypique Jeanne d’Arc peinte un an auparavant, en 1912. Le sujet est historique mais aussi religieux, et ce d’autant plus que l’héroïne nationale vient alors d’être béatifiée en 1909. Si le sujet est inhabituel pour l’artiste, il en donne un traitement résolument moderne, dans une réduction volumétrique des formes qui doit beaucoup à Cézanne. Contrastant particulièrement avec les représentations appelant à la dévotion et au patriotisme, sa « Pucelle d’Orléans » se voit ainsi vêtue d’une armure cubiste, faite de cylindres et de cônes. Pourtant, l’adhésion au Cubisme de Roger de La Fresnaye n’est qu’éphémère et il évolue après-guerre vers davantage de réalisme.

L’écartèlement du Cubisme

Dès son avènement, le Cubisme s’est décliné en de multiples styles, incarnés en de nombreuses personnalités, ce que le poète Apollinaire a appelé en 1912 un “écartèlement du Cubisme”. Le peintre et sculpteur Ossip Zadkine lui dédie, dans les années 1930, un Projet de monument à Guillaume Apollinaire. La géométrisation est également très présente dans la Femme assise réalisée en 1929 par Henri Laurens

La leçon cubiste persiste donc au-delà des années 1910-1920. L'Espagnole Maria Blanchard, de l'École de Paris, l’interprète à sa façon, en donnant à la figure humaine une place inhabituelle dans le Cubisme classique. Jacques Villon, lui, joue avec une dissolution raisonnée des formes du réel, sans pour autant rompre tout à fait avec lui. Il réinvente selon ce principe un sujet traditionnel comme le Nu se coiffant de 1936. La figure n’a plus ni contour ni perspective et seul le plan marron-noir induit une profondeur et délimite les formes.

Bien qu’il se joigne aux Cubistes en 1910, Robert Delaunay s’en différencie par l’importance primordiale qu'il accorde au mouvement et à la couleur. L’Orphisme, ainsi que le nomma Guillaume Apollinaire, est né. Avec sa femme Sonia Delaunay, il cherche le dynamisme des formes et des couleurs, que l’on retrouve aussi bien dans la Femme nue lisant de 1915, jeu de couleurs pures, que dans Les Coureurs de 1924. Dans ce dernier, il se livre à une célébration du sport qui hésite entre réalisme et abstraction, mais qui ne manque pas de rythme. 

En 2019, à l’occasion d’une restauration, les Coureurs dévoilent au revers de la toile un badigeon blanc, probablement apposé par le peintre lui-même. Lorsqu’il est retiré, une œuvre complète, de la main du peintre, apparaît : il s’agit très certainement d’un portrait de Bella Chagall, la femme et muse de son ami, le peintre Marc Chagall.

Un monde surréaliste

Né sur les décombres de la Première Guerre mondiale, le mouvement surréaliste se développe dans l’entre-deux-guerres, autour de la figure d’André Breton et de son célèbre Manifeste du surréalisme de 1924. Suivant les théories développées par Sigmund Freud quelques années auparavant, l’artiste devait se libérer de toute contrainte pour laisser s’exprimer son inconscient et son subconscient, notamment au travers de l’interprétation des rêves.

Max Ernst et André Masson ont participé à ce mouvement de révolte contre la rationalité dans l’art, en peignant des paysages au décor onirique, voire cauchemardesque. Celui de Max Ernst est entre la réalité et le rêve, peuplé de formes végétales étranges aux couleurs vives. Il retranscrit également les sentiments ambivalents que lui procuraient les marches en forêt avec son père, entre sensation de joie, de liberté et impression d’enfermement. Dans Hora de todos de 1937 de Masson, le déchaînement de violence et d’horreurs fait référence à la tragédie de la guerre d’Espagne, à l’instar du Guernica de Picasso. 

Amédée de La Patellière a, lui aussi, participé à cet expressionnisme à travers une palette qui s’est, au fil des années, assombrie et d’où les influences cubistes ne sont pas absentes. Le goût du mystère marque certaines de ses œuvres, comme l'Inspiration dans laquelle surgit une main, mais aussi la mort qu’il a vue de près lors de la Première Guerre mondiale et dont il ressort marqué dans sa chair.

Les années 1920 : Du Retour à l’ordre à l’Art Déco

Traumatisés par la Grande Guerre, les artistes des avant-gardes du début du siècle glissent dans l’après-guerre vers des sujets plus proches du réel et des styles plus traditionnels : c’est le « Retour à l’ordre ». Si Picasso lui-même n’est pas resté en dehors de ce mouvement, Derain en demeure l’artiste emblématique, soucieux de l’exemple des maîtres anciens et imprégné d’une tradition française qui plonge ses racines dans l’art roman.

Au contraire, Charles Dufresne va chercher son inspiration du côté du romantisme. Partant d’une vision post-cubiste dont témoignent encore Les Ondines de la Marne (vers 1920), il glisse vers des sujets mythologiques ou des scènes de chasse qui s’inscrivent dans la tradition d’un Rubens ou d’un Delacroix.  De même, délaissant le cubisme de ses années de guerre, André Mare se tourna lui aussi vers des sujets traditionnels, notamment liés à la campagne normande et à ses haras. La Roumaine de Roger de La Fresnaye témoigne, elle, d’un retour à un certain archaïsme et à un réalisme illusionniste désuet.

L’expressionnisme de Chaïm Soutine et Georges Rouault

La Première Guerre mondiale va également contribuer au développement de l'expressionnisme, né au début du 20e siècle. Les artistes représentent de manière subjective, voire déformée, la réalité, privilégiant l’expression de leurs émotions.

Chaïm Soutine en est l’un des principaux représentants. Ce courant pictural lui permet d’exprimer un vécu difficile, après la Première Guerre mondiale, au travers d’une peinture particulièrement violente et torturée, dans une pâte épaisse et tourmentée. Les natures mortes au morceau de viande, comme la série des animaux morts, lièvres ou volaille dépecée, appellent le spectateur, dans la grande tradition des bœufs écorchés de Rembrandt, à une identification pathétique. Mais les paysages, exécutés lors de son séjour à Cagnes autour de 1920, sont aussi soulevés et disloqués par un chaos qui emporte les formes jusqu’aux limites de l’abstraction.

Plus vieux d'une génération, Georges Rouault s’attache à traduire la déchéance d’une condition humaine maltraitée par l’époque. Pour ce faire, il emploie une pâte épaisse, triture des couleurs incandescentes. Les sujets sont à dominante religieuse, au lyrisme souvent douloureux. Sa formation en tant qu’apprenti dans un atelier de fabrication de vitraux reste clairement identifiable dans ses tableaux, dans lesquels on retrouve un cerne noir qui entoure les différentes surfaces colorées tel un vitrail.

La Seconde École de Paris : vers l’abstraction

« À la lumière de vos discours, je viens de comprendre pour quelles raisons notre collection n’est pas abstraite. Les peintures où la figure humaine est découpée ou recomposée n’ont jamais eu mon consentement… » disait Pierre Lévy au sculpteur Marcel Gimond. Et pourtant, il rassembla dans sa collection des toiles qui tendent vers une forme d’abstraction, voire, qui la revendiquent pleinement, à l’image des œuvres de Bissière ou de De Staël. En 2011, la donation Jeanne et Raymond Buttner vient compléter la collection du musée autour de la Seconde École de Paris, entre figuration et abstraction.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que New York ambitionne de devenir la nouvelle capitale des arts, Paris continue de rayonner et d’attirer de nombreux artistes indépendants venus du monde entier. La dénomination de « Seconde École de Paris » est surtout employée pour qualifier les artistes abstraits installés en France entre 1940 et la fin des années 1960. Le sujet devient le geste même, exprimant la subjectivité de l’artiste.

La ville est intimement liée au travail de Maria Elena Vieira Da Silva. Ses recherches portent sur les paysages et la manière d’en capter l’essence au travers d’une géométrisation. Créant des mosaïques à la dynamique quasi musicale, elle transforme le paysage urbain en une abstraction pure.

Installé lui aussi dans la capitale française depuis la Seconde Guerre mondiale, Nicolas de Staël développe également une peinture abstraite, faite d'un enchevêtrement de bandes colorées aux empâtements prononcés. Il redonne par la suite à sa peinture un tour figuratif, comme en témoigne sa Tour Eiffel de 1954. Habitant lui aussi la capitale française, le Chinois Chu Teh-Chun est profondément influencé par la peinture de Nicolas de Staël qu’il découvre en 1956 et qui l’oriente vers l’abstraction, mêlée à l’art, traditionnel en Chine, de la calligraphie.